Sunny ! Les cours sont finis, ou presque puisque j’ai décidé de ne pas aller au dernier. Une envie folle de sortir, la bougeotte, mal aux yeux à force de rester dans les sombres couloirs d’une non moins sombre connaissance. Le campus est vieux et il ne cesse de nous le répéter comme si, malgré la jeunesse abyssale des nouveaux professeurs, le savoir n’émanait que de l’expérience. Les doctorants sont décrépits, les murs sont chauves, les employés se confondent dans l’établissement. Une bibliothèque géante a envahi les couloirs. On ne parle pas, on chuchote, on ne mange pas, on grignote, on ne court pas, on rampe. Chiant chiant chiant. Alors que le savoir et la sagesse sont joie et lumière, tout est étouffé. Bouh. Ils n’ont rien vendu pour changer.
Dans ma poche, il y a des millions, cinq longues heures de théorie impossible sur tout un tas de sujets inutiles. Les noms donnés aux figures de styles, une chronologie approximative replaçant une œuvre et son auteur dans un contexte, des cours, des cours, des cours. Roulés dans l’arrière mon jean, me remontant dans le dos, à peine tenus par mon bic noir. Je double les sacs, dépasse les ordinateurs, un tournant, une porte et me voila dehors, enfin. L’hémorragie de tes désirs s’est éclipsée sous la joue bleue dérisoire du temps qui se passe.* Ou pas. Je ris tout seul en me rappelant de la réaction du professeur en lisant cette citation. Inconnue en Amérique évidemment, surtout que ma traduction laisse certainement à désirer. Surtout que je l’avais traduite en gaélique. Et qu’en Ecosse, il est évident que les trois quart de la population parlent la langue de l’envahisseur. A leur décharge, l’anglais est bien moins prise de tête. Contre duquel on ne peut rien. Je suis dehors !!! Trop bien. Et il fait trop beau en plus. Les gouttes tombant d’une voute gris souris, presque perdues, n’osent mouiller que le sol, évitant bi et quadrupèdes. J’écarte les bras et me met à tourner sur moi-même, le visage tendu vers le ciel. Juste pour le plaisir de sentir le monde bouger sous mes pieds. On dit que je n’ai jamais grandi. Je considère qu’un mètre quatre-vingt deux suffisent largement.
Je tourne, je tourne, je tourne et quelque part je vois une ombre. Une silhouette. Quelqu’un. Une femme. Je la connais. Oui. Non. Oui. Je m’arrête juste devant elle. Ca tourne. C’est drôle. Au point qu’un éclat de rire sort de ma gorge. En plus elle est jolie. A croquer. A mettre sur un piédestal sous une cloche a fromage. Note pour plus tard : Le nouveau médicament fait trop ou pas assez d’effet, demander au médecin de changer. Partie sauvegardée. Bidibip ! Je lui tends la main. Je me souviens un peu. Elle jouait du piano. Même que j’en ai écrit un essai sur le piano comme métaphore de la suprématie des blancs sur les noirs puisque les touches blanches donnent les sons purs ceux avec des noms tandis que les noires moins nombreuses sont utilisées pour les notes dites bizarres sans lesquelles les morceaux seraient plats et inintéressants. Avec même une conclusion sur la partie symbolique du Jazz qui utilise plein de touches noires. Le prof a cru que j’étais raciste. Parce que suivre une hypothèse veut forcément dire qu’on y adhère genre super-glue. C’était juste une image. Genre à la Van Gogh, déformée et sans oreilles. N’empêche que la fille jouait bien. Je ne me souviens plus de son prénom. Commençait par un A. On va dire Apple. Je cille. Le sol s’arrête de tourner. Je m’aperçois que je pourrais presque toucher la fille en respirant. Pas poli dirait le médecin. Invasion de l’espace vital d’autrui. Je recule d’un pas et je tends la main.
« Sunny ! »
Avec un grand sourire pour égayer le tout, ce n’est pas parce qu’il pleut qu’on ne peut pas être de bonne humeur. Je me demande ce qu’elle fait là. Mais en fait je m’en fiche. Je me contente de la regarder, heureux. Ouais, faut VRAIMENT que j’arrête ce comprimé. C’est anormal même pour moi. Peu importe.