« Qu’est ce que vous voyez ? »« Un train. »Il retourne le papier, fronce les sourcils, et je souris. Il ne voit pas ça du tout, lui. Il voit une tâche. Eventuellement, il verra une mer déchaînée. Pas moi. Je trouve tout dans cette encre. La locomotive qui disparaît, la fumée. C’est un vieux train.
« Un train ? »« Oui oui. »Il hoche doucement la tête, dubitatif, pose sa feuille et me regarde de ses yeux plissés, comme si j’étais difficile a discerner. Une nouvelle tâche d’encre. Une tâche tout court dans son cabinet blanc, avec mes idées trop claires. Je suis une tâche de naturel dans les rues grises de Dundee. Bah, c’est comme ça. Je ferme les yeux, et j’entends qu’il fouille mon dossier, et commence à gratter. Il va recommencer les questions dans trois… deux… un…
« Parlez-moi de ce train ? »Je ris doucement, et me redresse.
« Il nous protège et on ne peut pas en descendre en marche. Mais il ne s’arrête jamais. »Et ce train c’est un peu Dundee. C’est ma ville. Dire que je suis née ici… merde !
C’est un dépotoir. C’est tout et c’est rien. C’est surtout n’importe quoi. Je m’étire.
« C’est notre dernière séance. »Le psychiatre me regarde, surpris. Oui j’ai décidé. C’est ainsi. Je suis ainsi, et je ne compte pas changer. Dieu que je m’ennuie, dans cette ville… Blablablah réfugiés, infectés, blablah mortels, dangers… Tout ce que j’aime se compte sur les doigts d’une main : Ma famille, mon chien, mon boulot, ma garde robe. Il me reste même une chose à aimer sans dépasser. Je suis fatiguée.Je hais Dundee. Je hais tout ça.
« Vous voudrez récupérer votre dossier ? Cela pourrait vous aider à continuer le travail sur vous-même, miss McConnelly. »Je hausse les épaules. Je l’aime bien au fond. Surtout que je ne viens pas le voir parce que je suis malade, ou dépressive… Nan, moi je suis heureuse, malgré le monde qui ne tourne pas rond. Ce n’est pas moi que je veux comprendre, ce sont les autres. J’ai toujours grandi choyée par mes parents, dans une famille soudée, entourée des cousins et cousines, avec mon petit frère en trésor. Et les infectés ne nous ont pas affectés. Aucun d’entre nous n’est malade. Alors je vais bien. Mais ce psy m’aide à comprendre et à appréhender le monde qui nous entoure. C’est essentiel pour mon travail. Parce que je suis enseignante en école maternelle. Je m’occupe d’enfants de trois à quatre ans pendant sept heures par jour, sans compter les garderies. Et si on ne veut pas perdre le contrôle, il faut pouvoir gérer ses pensées. C’est pour ça que je vais, que j’allais voir le psy. Et si c’est un psychiatre plutôt qu’un simple thérapeute ou conseiller, c’est parce que c’est remboursé. Rien de plus.
« Je veux bien oui. »Il me le tend, et je sors. Je le feuillette en marchant. J’y apprends des tas de choses.
"Roisin Kay McConnelly, née à Dundee le…"
Oui ben non. Ça je le savais.
"… est pragmatique, bien qu’elle veuille se faire passer pour une grande rêveuse. Jamais sortie de l’adolescence, elle refuse de lâcher prise et de laisser le temps faire. Absolument pas fataliste, même si elle semble laisser le monde couler autour d’elle sans n’en avoir rien à faire."
Ah ouais. Il n’avait pas lésiné sur les substances tordues, avant nos séances. Je ris.
"…semble mal supporter sa situation dans la société… riche… parents de bonne famille… rébellion"
Mh. J’attrape mon parapluie, et le déploie au dessus de ma tête, regardant un moment les gouttes qui s’écrasent sur le plastique transparent. D’un geste que je veux issu d’une chorégraphie, c'est-à-dire délicat et digne de la « gosse de riches » que je suis, je tends le bras et laisse la chemise tomber dans le caniveau, le regardant dégueuler ses feuilles stupides. Le bus arrive, et alors qu’une dame se penche pour m’aider à ramasser mes papiers, je les piétine et monte dans le bus. Oui, mes parents ont de l’argent. Oui, mon père était connu. En même temps, il faisait un massacre sur les scènes de Londres, avant d’être infecté. Alors ça n’était pas une surprise. Et ma mère… Ma mère est la gosse de riches d’autres gosses de riches, et on peut remonter comme ça sur plusieurs générations.
On dit de temps en temps que c’est pour ça que j’ai été prise à l’école, alors que j’ai tout juste terminé mes trois ans d’études supérieures. Parce que ma tante est directrice de l’école maternelle. La meilleure de Dundee. Mais peu importe. J’ai toujours su ce que je voulais faire. Pas prof des écoles. La plupart des gens penseraient que c’est une bien maigre ambition, mais bon. Non, ce que j’ai toujours voulu faire, c’est décider. Et je fais ça très bien. Mon père dit – parce qu’il n’est pas mort et qu’on le voit toujours souvent – que j’ai toujours été comme ça. Avant même de naître. Je suis caractérielle, et j’en suis très fière. Je sais que j’ai de l’argent, et que ça me suffit pour vivre. C’est pour ça que je fais ce job. Ça n’est pas bien payé. Ce n’est pas le salaire d’une femme d’affaire accomplie. Mais j’aime ça, et ça me laisse du temps pour les miens, pour m’amuser et profiter de ma jeunesse, et pour soutenir mon père. C’est ce qui fait de moi une
« rebelle », une idiote désobéissante. Une plaie pour le gouvernement. Je ne veux pas me laisser faire, je ne l’ai jamais fait. Et si je ne suis pas du genre à sortir dans la rue avec une mitraillette pour dézinguer tout ce qui bouge, puisque je n’ai de toute façon pas d’arme, je reste la fille de mon père, et je refuse de laisser un homme mourir seul, même s’il est dangereux, juste parce qu’il est affecté par une étrange maladie. C’est ce que j’enseigne aux enfants, avec toute la discrétion dont je peux faire preuve : Le monde.
Innocence isn’t lost. It’s taken.