✥ HOW I MET ME

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On dit qu'on s'habitue à tout. Je n'étais pas tout à fait persuadé de ce dicton ; pourtant, c'était avec une aisance toute particulière que je m'étais accoutumé à la vie à Bagdad, en Irak. Je n'étais nullement un soldat venu en aide à l'armée américaine, juste un civil qui échappait à son passé, qui échappait aux menaces au-dessus de sa tête parce qu'il devait de l'argent. J'avais fui l'Europe, j'avais fui mes racines et mon entourage tout entier. Je n'avais plus aucune nouvelle de la vie en Écosse, à Dundee, la petite ville où ma mère m'avait donné naissance. J'avais vingt-cinq ans ; j'accumulais cinq ans d'enfance heureuse, sourire aux lèvres et jeu de voitures avec mon grand frère ; une année de psychanalyse parce que j'étais un enfant tourmenté, dû à un QI supérieur de quatre-vingt-cinq à la moyenne ; puis six ans de questions existentielles auxquelles on ne me répondait jamais sincèrement ; encore quatre ans de rébellion dans les petites rues de Dundee, là où les voisins rapportaient tous mes faits et gestes à deux parents gênés par leur fils trop turbulent ; une dernière année de lycée où j'ai eu mon diplôme grâce à ma mémoire photographique, et pas du tout grâce aux révisions assidues que je n'ai pas pratiquée ; finalement six années de cavale, de recherche d'aventure, d'infinies péripéties qui m'ont conduit tout droit en Irak, pays en guerre. C'était dire à quel point j'avais envie de me retrouver face à mon passé en Europe ; je choisissais un pays où je risquais ma vie à chaque seconde. J'étais arrivé il y avait quelques mois, à peine trois, et voilà que j'étais catapulté au devant d'une centaine de personnes - tous des hommes, tentant de monter ma propre affaire dans un pays en crise et qui tendrait la main à quiconque promettrait de leur venir en aide, de faire de leur pays un endroit un peu moins infernal. Je voulais investir dans les hôtels de luxe, et ils avaient été plutôt coopératifs, les questions avaient fusé après mon exposé : j'étais soulagé d'être arrivé à la fin, de voir tous ces hommes, sous leurs draps de couleurs, sortir de la pièce en discutant en langue syriaque - qui faisait partie des langues que je parlais et comprenais parfaitement. Tandis que le dernier homme sortait par la porte de derrière, ma main droite fila dans la poche de mon costume noir et en sortit mon téléphone portable. J'y jetai un œil, surpris de constater que j'avais un message vocal. Je le portai à mes oreilles, après avoir appuyé sur le bouton pour l'enclencher. « Salut petit frère. J'ai finalement réussi à avoir ton numéro, à croire qu'avoir des amis haut placés dans l'armée américaine est, en fait, un avantage. Je ne sais pas où tu es, ni ce que tu fiches, et tu sais qu'en temps normal, je n'en ai rien à faire, mais je dois te parler. C'est à propos de maman. » À l'instant même où j'avais compris que c'était lui, j'avais eu un mauvais pressentiment, comme ma poitrine qui se comprimait, serrée dans un étau de plomb. Ma main se mit à trembler, mes membres se tendirent brusquement ; j'hésitai à l'appeler. Pourtant, ce lien qui nous unissait toujours, ce sang qui coulait dans nos veines, ce sang teinté des mêmes nuances, me poussa à m'exécuter. J'attendis trois sonneries, puis le cliquetis bien distinct de quelqu'un qui décroche. « Je savais que tu rappellerais. Où es-tu ? » Je levai les yeux au ciel. « C'est la raison de ton appel ? » Je l'entendis soupirer, et je devinai qu'il passait une main sur sa nuque, comme si ce geste lui donnait une contenance plus puissante que la mienne. Quelle idiotie ! Ne savait-il pas qu'il n'avait aucun pouvoir sur moi ? Du moins était-ce ce que je lui avais toujours fait penser. « Toujours autant de répartie, petit frère. Mais tu devrais y aller doucement sur les sarcasmes, sachant que ta mère est décédée sans même savoir où tu te trouvais, ni même si tu étais toujours de ce monde. » Je remarquai d'abord le ton de sa voix, bien avant le mot décès. Je saisis la détresse, le cri de désespoir, dans les tonalités, bien avant que l'idée de ma mère, morte, inanimée, ne se présente à mon esprit. « Que... Quoi ? » lâchai-je, me laissant tomber sur la chaise en bois qui se trouvait devant moi. Ma main s'abattit sur ma crinière blonde, et je fermai les yeux quand j'entendis le rire jaune que mon frère laissa échapper. « Ouais ; à croire que tu te donnes un genre plus arrogant que tu ne l'es vraiment, n'est-ce pas ? » Il était amer, il m'en voulait, je le devinais à cette façon bien particulière qu'il avait de s'adresser à moi. J'étais le petit frère, mais j'étais surtout celui qui était parti, et qui avait fait souffrir nos parents pour rien. Mon père était décédé d'une attaque cardiaque en deux-mille-sept et je ne m'étais même pas déplacé jusqu'à Dundee pour les funérailles. Je me trouvais alors en Italie, et je devais fuir pour échapper à un gars de la mafia, parce que je lui devais, supposément, une sacré somme d'argent. « Comment s'est arrivé ? demandai-je en rouvrant les paupières. Elle était malade ? Je ne le savais pas. » Comment l'aurais-je su ? C'était exactement ce qu'il pensait : je ne donnais plus de nouvelles, et il n'y avait aucune possibilité de m'atteindre. Je sentais sa rancune, même si j'étais à des milliers de kilomètres de lui. « Tu es un sacré hypocrite, Eethen ! Non, elle n'était pas malade. Les autres le sont, par contre. Dundee, ce n'est plus la ville que tu as connu. Elle a été assassinée. De toute façon, je t'appelle pour te prévenir, je sais que ça n'a aucun effet sur ta petite personne. L'information, tu en fais ce que tu veux. » Il raccrocha. Et moi, je m'accrochai au tournant que ma vie prenait soudainement.

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Euphémisme. Mon frère m'avait vaguement prévenu du changement de Dundee, mais il ne m'avait jamais précisé à quel point tout était absolument différent. J'avais été confronté à des hommes en uniforme dès que j'avais passé l'entrée de la ville ; j'avais dû décliner mon identité, montrer ma carte, et dès que j'avais prononcé mon nom de famille, ils avaient fait le rapprochement entre mon frère et moi. C'était de cette façon que j'avais appris où il vivait. Une petite maison dans la banlieue résidentielle, des fleurs fanées sur le balcon. La note qui dénotait avec le lieu à l'apparence paradisiaque était les planches clouées à chaque fenêtre, ainsi que l'état délabré de la maison d'à côté. Je passai la première vitesse, m'engageai dans la petite cour et arrêtai le moteur. Pourtant, je ne sortis pas immédiatement du véhicule, effrayé à l'idée que mon passé me rattrapait à une allure des plus folles. Mon passé, ainsi qu'un destin auquel je n'avais jamais pensé, ni même imaginé. Poussé par un élan de courage, ou peut-être de folie, j'ouvris la poignée de la portière, et sortis dans l'air froid, presque glacé, aux relents de mort, de ma petite ville natale. Je grimpai les quelques marches menant au perron de ma démarche assurée, même si je paniquais complètement. Je pris une bonne bouffée d'air en tendant le poing et en frappant trois coups distincts contre la porte en bois. Je patientai quelques secondes en regardant autour de moi, les mains fourrées dans les proches de mon jean. « Je savais que tu viendrais. fit une voix dans mon dos. Je me retournai et mon regard tomba sur mon frère, portant son uniforme. Je pensais que tu serais un peu plus rapide, cela dit. Deux mois, Eethen, sérieusement ? » J'arquai un sourcil, eus un mouvement d'épaule, et m'approchai lentement. « C'est quoi, l'Apocalypse ? » je lâchai, tandis qu'un sourire arrogant prenait place aux coins de mes lèvres. Mon frère se renfrogna, roulant des yeux et lâchant un grognement sonore, qui ne me laissait entendre rien de bon pour la suite. Pendant de très courtes secondes, j'envisageai l'idée de rebrousser chemin, de reprendre le volant de la voiture que j'avais loué à l'aéroport. Pourtant, la détresse que je lisais dans le regard de mon frère, cachée derrière cette fierté mal placée que l'on partageait, me retint. Je n'avais plus envie de l'abandonner. Surtout pas après la mort de ma mère. L'assassinat de ma mère. « Pire. commença-t-il, sa voix tremblant sous l'émotion. C'est un virus. » Mon rire s'éleva dans l'atmosphère lourde, que je ne supportais plus. « Dundee a la grippe ? » Mon frère se paralysa, me vrilla de ses prunelles incandescentes. Je crois que s'il avait eu une arme sur lui, il m'aurait certainement abattu sur le coup. « Quoi ? » lâchai-je plus platement, provoquant un mouvement de recul chez mon frère. Je le suivis dans sa maison, me demandant ce qu'il se passait ici, fermant la porte derrière moi. Il se dirigea dans la pièce du fond, où je découvris un salon. Toutes les lumières étaient allumées, et je me souvins des planches clouées aux fenêtres. Mon grand frère s'installa sur un fauteuil, passa une main dans ses cheveux en soupirant ; j'entendis ses plaquettes de l'armée cliquetis au rythme de ses mouvements. « Tu ne peux pas imaginer ce qui se passe ici. Tu parles d'Apocalypse ? C'est pire. »

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Je n'arrivais pas à croire qu'ils étaient parvenus à briser ce foutu mur. De toute façon, selon moi, cela n'avait jamais résolu quoi que ce soit. C'était cette fichue armée, ce groupe d'incapables qui s'imaginaient avoir tous les pouvoirs en mains, alors qu'ils étaient aussi soumis que nous, face au virus qui terrassait tout sur son passage. Mon frère avait fait partie de ceux-là. Pendant les quelques semaines qui avaient suivi mon retour, il avait essayé de me ramener à sa cause, de me faire admettre que la force, l'armée, était la solution pour faire régner l'ordre. Mais que pouvait-il contre ce rebelle qui avait toujours été en moi ? J'étais une tête de mule, et j'avais toujours refusé les règles. Toute ma vie se résumait à cela : des péripéties, des provocations envers l'autorité, des escroqueries à la pelle, des jeux d'argent qui tournaient mal. J'étais attiré par tout ce qu'il détestait, et il avait fini par comprendre. Du moins, c'était ce que j'avais imaginé quand il avait cessé de m'appeler sur mon portable pour me dicter une conduite prudente. Il ne cessait de répéter d'arrêter de m'attirer des ennuis, parce que je finirais certainement infecté. Très sincèrement, je n'en avais rien à faire. Ce qui m'inquiétait, c'était leur façon de traiter le problème. La recherche avançait lentement, et ils étaient tant persuadés qu'ils n'arriveraient à rien qu'ils avaient fini par commettre l'irréparable. L'ordre ? Tirer sur les infectés, tuer ces monstres avides de sang. Tuer le premier pour ne pas être tué. Je n'aimais pas cette vision de la chose, même si j'admettais franchement que je n'avais aucune idée des proportions que cela prenait. J'étais comme étranger à Dundee, étranger à ce qu'il se passait là. Jusqu'à ce fameux jour. C'était un mardi, un mois après mon retour. Un appel sur mon téléphone portable, un commandant de division souhaitait me parler. C'était là que j'avais appris que mon grand frère avait été infecté. Le pire ? Leur air compatissant, alors qu'ils me révélaient que mon frère signait son arrêt de mort. C'était ce moment précis qui restait gravé dans ma mémoire, celui où j'avais pris la décision de rejoindre ce groupe de rebelle dont mon frère parlait en mauvais termes. Un mouvement derrière moi attira mon attention, et me fit quitter brusquement mes mornes pensées. « A quoi tu joues ? » me lança une voix dans mon dos. Je me retournai, rencontrai une silhouette masculine et en uniforme. Je feignis un air un peu stupide. « Rien. Je circule. » répondis-je en imitant les tonalités autoritaires de sa propre voix. Il dut remarquer que je me fichais de lui, croisa les bras. « Va plutôt te planquer sous un lit avant qu'ils ne te rendent comme eux. » Je gardai le silence, passai à côté de lui en acquiesçant lentement. J'allais me planquer sous mon lit. Pour ne pas finir exactement comme lui.